dimanche 30 août 2009

Extradition par Cartier Bresson

Paris, fin de l’été, le soleil s’éteint doucement, le capitaine Cartier Bresson embarque ses passagers pour un dernier voyage en noir et blanc. La barque de mes émotions est saoule aujourd’hui, l’expédition s’annonce tumultueuse. En effet, première vague et déjà un pirate aux allures de Gavroche me dérobe un premier sourire à l’angle de la rue Mouffetard. Plus loin dans son sillon, la lumière caniculaire écrasant les pavés de Sienne a tout juste le temps de faire bouillir mon sang avant qu’une lame de fond venue de Shanghai ne me le glace instantanément. Noyé dans la houle de miséreux qui se bousculent pour mourir, un homme, la détresse candide en bandoulière, séquestre mon regard et me reproche mon inertie. Une nouvelle vague vient alors me délivrer de ma conscience et me débarque au Mexique. A peine arrivée, deux amantes kidnappent mon imagination et m’emportent avec elles dans le tourbillon de leur étreinte furieusement tendre. Subjuguée, j’allais succomber à l’assaut caressant de mes ravisseuses, quand soudain la grâce désolante me percute de plein fouet. Sur l’herbe ébouriffée, l’innocence en robe blanche court sous les linges propres qui se dessèchent dans les fumées d’usine. Quatre printemps à peine, elle est déjà condamnée à perpétuité à se faner dans ce décor désenchanté.



Accalmie, ma barque dérive doucement vers ce petit village au nord de Hambourg, devant lequel tous les flâneurs semblent passer leur chemin. L’escale s’annonce courte et sans charmes. Ce sera pourtant l’offensive finale. Ce village immortalisé dans son sommeil éternel m’accable, me paralyse et menotte tous mes espoirs d'exilée. Faite prisonnière, on me rappelle que je ne suis ici qu’une immigrée clandestine et que contrainte et forcée, on me reconduira aux frontières de mon pays. Alors que je me rends à la justice de mon passé délibérément oublié, j’entends sur le chemin de mon extradition, une passante esquisser du bout de sa nonchalance :

- C’est un paysage, c’est tout. Pas de quoi en faire une photo, l'exposer encore moins. En plus, elle n'est même pas en couleur... Pour un paysage, c’est quand même mieux non ?

Et bien non, Mademoiselle. Ce village ne pourrait être en couleur. Il n’est pas non plus en noir et blanc. Il est gris, sinistrement gris. Ressentez l’ennui de cet amas d’âmes molles oubliées au milieu de cette nature cadavérique. Là-bas, la neige n’est pas enchanteresse ; elle ne s’attarde pas à recouvrir les champs de son noble manteau blanc, elle se contente de les tacher. Là-bas, tout est invariable, les maisons ne sont pas finies et toutes jumelles dans la disgrâce. Les pièces y sont étriquées comme les esprits qui s’y entassent. Entendez le « clock… clock » de la pendule qui s’épuise à compter les secondes moribondes. Accoudée sur sa nappe en plastique qui colle aux doigts, les paupières lourdes, Mémé attend son émission de télévision comme elle attend la mort. Dehors, les chiens n’ont pas de race et vagabondent sur l’herbe humide de ce pays mouillé car là-bas, le mois de novembre ne compte pas trente jours, il dure toute une saison. Et puis, là-bas, la pluie ne fait pas les jardins verts, elle les fait marron comme la boue. Appréciez l’agonie de cette carriole crapotante à voyage unique qui trimbale au ralenti son nez buriné par le mauvais vin. Elle l’amènera au bistrot de la poste par le pont de l’hôpital parce que là-bas, les ponts n’ont d’autres noms que là où ils amènent leurs passagers : à l’hôpital, puis au cimetière. Ecoutez ces bavardages atrophiés de bonnes femmes agrippées à leur sac en simili cuir. Ici, les a se prononcent o ; un o sourd qui vient du fond du gosier s’il vous plaît ! Leurs discours flétrissent avec elles. L’inspiration anesthésiée, les indigentes opinent du chef, comptent les morts de la semaine et attendent leur tour. Car ici, on ne fait pas sa vie, on attend qu’elle passe. Ce pays gris, c’est chez moi.
Et l'on m'y extrade aujourd'hui.

mardi 25 août 2009

La poupée qui fait oui

C’est un jouet. Une poupée qui fait oui. On la sort de son coffre trop grand, on l’habille d’une robe un brin légère, on gribouille du noir sur ses yeux, du rouge sur ses lèvres. Gagnée par la sensualité, elle se perche sur des escarpins qui battent l’asphalte autant que la mesure de sa démarche, féline. Les regards se plaisent alors à s’échouer dans le creux de ses vagues généreuses qu’elle a pourtant peine à dompter.

La nuit tombée, elle s’engouffre dans l’antre du jeu. Elle virevolte entre les parieurs du soir qui lui sourient. Ils s’amusent avec elle, ils s'amusent d’elle. Ils l’enivrent pour se délecter de l’innocence avec laquelle la ravissante sotte lèche ses doigts dégoulinants de vodka caramel. Elle a le tournis. Elle aime ça, avoir le tournis ; l’espièglerie et l’air faussement effarouché qu’il lui donne. Ils la regardent valser avec l’ivresse caressante qui la gagne. L’aube de ses seins dévoilée par sa robe qui se dérobe au rythme du balancement de ses hanches leur donne l’eau à la bouche, liqueur délicieuse. Au milieu de la ronde des joueurs, les mains l’effleurent. Ils l’attirent dans leurs bras, ils la tirent par le bras. Tiraillée entre la crainte et le plaisir de susciter l’envie, elle sait pourtant qu’elle fermera les yeux et s’abandonnera entre les mains du désir, dans le doute, comme toujours.

Les contrastes saisissants lui rouvrent les paupières. L’assourdissante musique s’est soustraite à la douce berceuse d’un appartement plongé dans une lumière aveuglante. Elle s’enivre encore et encore avec deux joueurs qu’elle connaît de près, de loin et qui, dans l’ombre, attendent leur heure. L’ivresse fait son travail, et elle le fait bien, la garce. Caressée par leurs sourires, elle oubliera les mises en garde de monsieur Serge et commettra l’imprudence. Elle s’inclinera devant la poussière d’ange qu’on lui livre et se laissera déshabiller. Doucement, lentement. Et pour qu’elle ne s’effarouche, ils déboutonneront ses peurs, délasseront ses réticences et dégraferont ses chichis. D’une main enjôleuse, l’un dénouera toute tentative de mutinerie pendant que l'autre fera glisser sa pudeur sur le sol. Ils feindront de l’aimer un instant pour qu’elle s’allonge, facile, docile. Elle aime ça, être aimée. Alors le plancher se dérobera fatalement sous ses pieds.

Pénétrant les persiennes, la lumière jaune titubante de la rue s’invite à danser dans l’obscurité de la chambre, ondule sur les peaux et les badigeonne de miel. Sans prévenir, la berceuse prend son air rock’n’roll et fait voler les jupes des convenances. Les draps se défilent sur sa peau et la dépouillent de la timidité qu'il lui reste. Les branches se chevauchent, s’enlacent, les fragrances macèrent dans la chaleur de la chambre close. Étourdie, la poupée regarde les paumes contourner ses pleins, se perdre dans ses déliés. Elle n’arrive plus à compter les doigts qui courent, glissent, s’engouffrent dans sa chair tiède, puis chaude, puis moite comme la nuit qui les emporte dans une vertigineuse caresse des sens. Pendant que l’obscurité avale toutes ses défenses, la musique s’emballe, en rythme avec leurs souffles. La berline qu’ils occupent est lancée à toute berzingue sur l’autoroute de la décadence. On la prend, on la bouscule avec une violence douce. On remplit ses mains de formes obscènes, on la gorge de chair virile. La nuit leur appartient, elle leur appartient. Empoignées ! Les cuisses. Désarticulé ! Le pantin. Ils lui font tous les délices qui peu à peu se soustrairont à tous les supplices. Ils saisissent leur proie, s’engouffrent dans sa chair, la poignardent tour à tour dans une cadence effrénée jusqu’à l’épuisement. La berline suffocante ralentit. Saoule, elle divague un peu pour mieux reprendre son élan avant le hold-up ultime des sens. On lui braque les hanches, on kidnappe ses reins, on prend sa bouche en otage, on dynamite son coffre-fort. Les dents s’accrochent, les langues se délient, les gorges crissent ! La mort est proche. Les mains valdinguent, le sang bouillonne, les claques se perdent dans la nuit sulfureuse qui les entraîne quelque part entre le 40ème rugissant et le 50ème hurlant. Là, ils lanceront l'assaut final. Ça canarde, ça mitraille, ça crie et puis ça coule ! Les braqueurs tombent.

A l’aube, la poupée à la chevelure fauve gît entre deux corps morts. Le noir a coulé sur ses yeux perdus dans la lumière naissante du jour. Elle sait qu’à midi, on la rangera dans son coffre à jouets trop grand et que là, on l'oubliera.

Ils ne l’auront jamais embrassée.